PORTFOLIO
ANTOINE VAN LOOCKE
FOODBOOK # 5
MARIE-LAURE FRECHET OMNIVORE FRANCE

 

« Je ne vends pas un couteau. Je vends une histoire »

 

Chez Antoine – Autour de chicons au gratin « Tu peux me faire rencontrer ce coutelier belge ? » Deux coups de fil et voilà le cuisinier à la carrure de rugbyman plié en deux dans une voiture de fille lancée sur l’autoroute du Nord. Dans le coffre, Sébastien a rangé une belle bouteille et une terrine maison. Histoire d’amadouer l’artisan…

 

Chef, chasseur, homme des bois, Sébastien de la Borde aime les belles lames. De sa campagne du Ternois, dans le Nord de la France, lui est parvenue la réputation d’un coutelier rare et il veut le rencontrer. Surtout, il détient une argenterie de famille qui dort dans un grenier et qu’il voudrait lui confier. Noble de naissance et de cœur, modeste dans l’âme. Jamais il n’a osé la mettre à la table de La Cour de Rémi, son restaurant. La noblesse de nos jours, ça ne s’étale pas. Rémi était le jardinier de l’ancien relais de chasse familial où vit Sébastien. La « cour », la maison qu’il habitait dans un coin du parc et où Sébastien jouait enfant. En venant à la rencontre d’Antoine Van Loocke, Sébastien ne sait pas trop ce qui l’attend. Antoine Van Loocke choisit ses clients. Peter Goossens, Kobe Desramaults, David Toutain… Moins que la notoriété, c’est l’homme qui le motive. On ne la lui raconte pas. On ne l’achète pas. « Je ne vends pas un couteau. Je vends une histoire. Et je donne un couteau gratuit », a t-il coutume de rappeler avec un sens flamand du marketing.

 

« Café ou apéro ? » On arrive à Oosterzele, dans la campagne gantoise sur le coup de midi. Pas de salamalec. L’accueil est direct. La conversation s’engage de suite, debout dans le séjour, sans présentation. On n’est pas dans le sud. On ne se prend pas dans les bras comme des cagoles. Et puis Antoine a mieux qu’une carte de visite : au mur, une vitrine éclairée expose ses plus belles pièces. Sébastien est scotché. « En flamand, on appelle ça une armoire de prétention », rigole le coutelier entre autodérision modeste et fierté bien calculée. «

 

Coutelier, c’est ton métier ? Quand il fait beau, je fais de la photographie et quand il pleut, des couteaux… »

 

Le café, l’apéro, le déjeuner attendront. Antoine déroule déjà sur la table une lourde étoffe. « Le manteau en astrakan de mon grand-père », précise t-il. Et tandis qu’il déploie sa collection de couteaux, il raconte. « J’ai vraiment commencé il y a quinze ans. Je forgeais dans la cheminée, sur un morceau de rail de chemin de fer, avec un marteau trouvé dans une déchetterie. » Dans la vraie vie, Antoine tient de Rémi le jardinier. Garde-forestier, il entretient un parc de dix hectares pour le compte d’un châtelain. La noblesse, ça lui parle. Mais de l’autre côté du manche. La passion des couteaux lui vient de l’enfance. Il se souvient encore de sa mère pelant les pommes de terre. Et de sa tristesse quand elle jeta par inadvertance avec les épluchures son couteau préféré. Ce n’est sans doute pas un hasard si, depuis, Antoine a fait du patattenscheller son couteau emblématique. Symbole modeste du bon sens terrien. Tout comme sa marque de fabrique, symbolisée par un hiéroglyphe mystérieux dont il frappe ses couteaux, qui exprime une conception profonde d’un écodesign. Les lames sont récupérées sur des couteaux chinés dans les brocantes. Les manches façonnés dans ce qu’offre la nature : essence rare, bois putréfié, pierre semi-précieuse, dent de narval, corne de dik-dik, corail, baculum de morse prélevés sur des objets déjà manufacturés. Rien ne se perd, tout se crée ; une « knifology », comme il dit lui-même, qui s’incarne dans un objet beau, unique. Et qui coupe. Redoutablement. Car Antoine a fait de l’utile une vertu cardinale. La conversation s’engage à table.

 

« Dans un an, je suis en retraite. Je vais enfin pouvoir commencer à travailler. Tu en connais d’autres qui font comme toi ? Ce que je fais n’a pas d’importance. Demain, des couteaux, j’en ferai d’autres. Je pense toujours au début. J’avais une petite table au marché. Et toute la famille était venue. Aujourd’hui, l’UNESCO me considère comme un living human treasure… Et il y a tout ces gens qui ont tout et qui sont si heureux avec mes couteaux au manche en bois pourri. Moi, ma reconnaissance, c’est d’être encore là. Quand on a ouvert, aucune banque n’a voulu nous aider. Dans un village de 120 habitants, faire un hôtel et un restaurant… J’ai ouvert un restaurant pour conserver ma maison de famille. Ma cuisine est très simple. J’aime quand c’est pur. Je ne vais pas au restaurant pour avoir des surprises. Tiens, reprends du gratin… »

 

15 mars 2015 – Chez Sébastien – velouté de panais/maquereau comme un sushi/os à moelle/carpaccio de chevreuil/cabillaud betterave, andouille de Guéméné/ sorbet cacao pistache Sébastien n’a pas d’armoire de prétention. Mais c’est son tour d’en remontrer. Chacun son talent. Presque toute la carte y passe. Autour de la table, la conversation reprend comme si on s’est quittés hier. Il n’a fallu aux deux hommes qu’une rencontre pour se jauger. S’apprivoiser. S’estimer. On a fait cette fois la route dans l’autre sens, vers le Pas-de-Calais. « Cet endroit appartenait à mon arrière grand-père, Jean de Hautecloque, explique Sébastien. Il était ambassadeur. Il adorait bien manger. Ma grand-mère disait qu’il aurait été heureux de me savoir cuisinier. Enfin… lui était un grand ambassadeur. Moi je suis un petit cuisinier. ».Impatient, il déballe les couteaux monogrammés qui dorment depuis des années dans leur coffret.

 

« Tu me montres ça avec un de ces airs ! Ils étaient au grenier… Avec tes couteaux, tu vas présenter ta famille. Depuis qu’on s’est rencontrés, je n’arrête pas d’y penser, aux couteaux. Je suis debout sur les freins pour ne pas vite remplacer ceux du restaurant. Je sais. Les gens deviennent fous avec les couteaux. Tu vas voir, on va faire de la rénovation et de la transformation. On va faire des couteaux avec tes arbres, explique t-il. Ils matérialiseront ton lieu. Je vais aussi apporter du bois de chez moi. Cela symbolisera notre rencontre. Et surtout, on va garder des couteaux avec leur manche d’origine. Je retaillerai juste la lame. Ils racontent l’histoire de ta famille. On va les voir, tes arbres ? » J’ai grandi ici. Je les connais tous. On a ouvert en 2005. L’été 2006, on a eu une tempête d’été. Le chêne au centre du parc s’est ouvert en deux. Il est cinq fois centenaire. J’ai gardé trois morceaux. J’avais imaginé en faire des plateaux de table. Mais il y a des impacts de balle datant de la guerre. Tiens je te montre les arbres que j’ai plantés. C’est pour quand ton arrière petit-fils fera des couteaux. Tu as planté des chênes et des hêtres côte à côte. Ils vont crever. »

 

1er juillet 2015 – Chez Antoine – Autour d’un plat de tomate crevettes

 

Canicule, déviation, pont barré, rien ne nous est épargné pour rejoindre une dernière fois Oosterzele. Le trajet est vite oublié : il faut voir les yeux de Sébastien quand il découvre ses couteaux. L’émotion qui le prend à la gorge quand il les touche, un à un…

 

Trois mois se sont écoulés depuis qu’Antoine est repassé à Bermicourt prélever le bois. Un matin, on a chaussé les bottes, entourée de la flopée d’enfants de Sébastien, et on s’est mesuré à l’arbre vénérable, immense encore sous un ciel blanc de fin d’hiver. Il n’est pas tombé pour rien. Antoine a regagné son atelier – un simple abri de jardin colonisé par les araignées. Il a patiemment façonné les manches des couteaux et les a stabilisés par un procédé dont il détient le secret. Il a poli les lames, fabriqué leur écrin.

 

Les couteaux sont là, posés sur la table de la salle à manger. Sébastien jubile. Qu’est ce que je suis content ! qu’est-ce que c’est beau ! C’est plus du vieux bazar, tu vois… Certains me disent : je veux ça. Toi, tu ne m’as rien dit. Mais je savais que tu allais aimer les couteaux de ta famille. C’est un trésor que tu as maintenant. Tu sais, à l’école, quand j’étais petit, je devais me justifier de m’appeler De… Je vais être fier maintenant.

 

Hospitalité oblige, on partage un dernier repas, autour d’une grande table dressée dans le jardin. Puis on repart dans la nuit chaude. En chemin, on récupère deux auto-stoppeuses en goguette. L’une raconte qu’elle est un peu pompette. La seconde joue du ukulélé. La voiture de filles traverse joyeusement le Pas-de-Calais. A bord, un cuisinier heureux sert dans ses bras ses couteaux.

 

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Pour sa cinquième édition, l’Omnivore Foodbook revient en 180 pages : un magazine consacré à l’actualité de la cuisine, le guide des tables qui font la Jeune cuisine, et son cahier de cuisine pour une rencontre entre chefs au sommet – en l’occurence entre Seine et Plat Pays.