PORTFOLIO
ANTOINE VAN LOOCKE
PORTRAIT
FRÉDÉRIC RAEVENS POUR LE VIF/WEEKEND

 

Fine lame Modeste et génial, ce coutelier gantois - à temps partiel - signe des pièces uniques pour quelques-uns des chefs les plus en vue du pays. Ses mots d’ordres ? Epure et recyclage.

 

Accroché à sa terrasse, l’ingénieux dispositif qui sert à nourrir les oiseaux en dit long sur Antoine Van Loocke. Il est bien de ceux qui se méfient des puissants et qui portent une attention constante à la fragilité. Le « Vanité des vanités, tout est vanité : tout, ici-bas, est illusoire » coule dans ses veines. Réfugié loin des villes, l’homme s’est établi dans la campagne d’Oosterzele, non loin de Gand. Il y mène une existence libre en digne héritier d’un art de vivre flamand forgé au contact d’une nature qui donne et qui reprend. Généreux, il déballe le projet sur lequel il travaille depuis plusieurs mois : une quarantaine de couteaux pour Clément et Monia Petitjean de La Grappe d’Or, restaurant étoilé à Torgny. Les créations sont à l’image du couple, sincères et faisant corps avec le terroir gaumais. C’est que Van Loocke est guidé par ses intuitions, il lui faut « sentir » ses clients. « Malgré les nombreuses demandes qui me parviennent des restaurateurs, je ne fais qu’un projet par an ». Le coutelier ne se laisse rien imposer, il ne s’investit que si on lui accorde une carte blanche absolue. Etrange parcours que celui de cet autodidacte de 57 ans dont le métier principal consiste à entretenir un parc de 10 hectares. « Je suis obsédé par les couteaux depuis mon enfance mais cette fascination a pris une autre tournure en 1998, année où je me suis offert mon premier couteau d’art. La finesse de l’objet m’a bouleversé, une vraie révélation… je me suis dit que moi aussi je pouvais créer ce genre d’objet. » Un an plus tard, Antoine Van Loocke retourne à l’endroit où il a acheté le couteau qui a mis le feu aux poudres, cette fois les rôles sont inversés, le propriétaire de la boutique lui achète d’emblée les six lames qu’il a forgées. Une fois le pied à l’étrier, le Gantois va passer tout son temps libre à créer des couteaux. Effrayé par le consumérisme ambiant, Van Loocke va mettre un point d’honneur à ne pas contribuer à surcharger le monde d’objets. Il recycle, utilisant des vieilles lames glanées en brocante « plus c’est rouillé, plus ça m’intéresse » et en récupérant d’improbables manches « ce que tu jettes, c’est une mine d’or pour moi ». Ainsi d’insignifiants morceaux de bois vermoulus, trouvés à terre, auxquels il offre une seconde vie en les stabilisant. « Certains manches font valoir des traces noires, ce sont des déjections de parasites, j’aime ce clin d’œil à Wim Delvoye qui lui aussi a su faire de l’art avec le grand cycle de la digestion ». Il a adopté un modèle de couteau qui sera sa marque de fabrique : le « Patattenscheller », un éplucheur de pommes de terre traditionnel en phase avec sa modestie naturelle, qui est aujourd’hui dans la collection du Design museum de Gand.

 

Son atelier ? Un abri de jardin dont la décoration est assurée par des toiles d’araignées ou, en version mobile, sa voiture « j’ai tout ce qu’il faut, ça me permet de travailler dès que je m’ennuie à un dîner ». Au départ, ce sont les collectionneurs qui ont permis au Flamand d’exercer son art mais, avec le temps, ceux-ci disparaissent. Heureusement, la relève est venue par l’intermédiaire de la gastronomie. « C’est Kobe Desramaults qui m’a relancé, il est venu me chercher en 2008 pour que je lui fasse des couteaux inédits. Il avait vu chez le chef danois René Redzepi des couteaux dont la lame était fixée sur un bois de cerf ». Pour le chef d’In de Wulf, il crée alors un couteau à la lame en acier carbone – un matériau oxydable qui permet de mesurer le temps qui passe – et au manche en noyer américain. Ce couteau unique est remarqué par Peter Goossens, le triple étoilé de Kruishoutem, qui passe commande. Van Loocke lui forge un modèle pour lequel il utilise l’os pénien d’un morse. Sa réputation est faite et son succès est alors assuré. Il ira même jusqu’à signer des couteaux dont le manche est constitué d’une patte de poulet de Bresse pour les membres du jury du Bocuse d’Or. Avant de le quitter, on ne peut s’empêcher de l’interroger sur ce goût de l’arme blanche, faut-il y voir un zeste de sadisme larvé ? En guise de réponse, Antoine Van Loocke révèle une scène primitive, un récit fondateur. « Petit, je me souviens de ma mère et d’une dispute avec mon père, elle avait perdu son éplucheur. Sans doute l’avait-elle jeté avec les déchets des légumes qu’elle venait de peler. Mon père se préparait à en acheter un autre, elle ne voulait pas, elle était en pleurs. C’est elle qui avait raison, cet objet qui incarnait sa condition était le pilier de la famille, sans lui, pas de repas… je m’effraie de la force avec laquelle ce passé m’a rattrapé ».

 

Michel Verlinden